Le site de Stéfane FranceFemmes et hommes de Canal+ au XXe siècle : L'alphabet des visages, la grammaire des regards - Philippe Kieffer

Femmes et Hommes de Canal+ au XXe siècle 

 

L’alphabet des visages, la grammaire des regards 

 

Philippe Kieffer 

 

Tout semble avoir été dit de l’extraordinaire aventure audiovisuelle que fut Canal+. Tout semble avoir été écrit des conditions romanesques de sa naissance, de l’inventivité et du rayonnement de ses programmes, de sa prosperité dans le paysage français, puis de sa diffusion à travers l’Europe et au-delà, de l’opulence de ses fêtes... 

 

Tout paraît avoir été filmé, raconte, dissèque, puis commenté à l’envie de l’obstination légendaire des fondateurs dans l’adversité, de l’émergence de ses célébrités, des grandes heures d’une chaîne conquérante comme des moments plus difficiles... 

 

Tout, sauf ce qui constitue sans doute le socle invisible, la discrète architecture et l’une des plus profondes raisons de ce succès: la constitution initiale et le renouvellement progressif, au fil des ans, d’une équipe exceptionnelle. 

 

On le savait, on s’en doutait – les réussites naissant rarement d’équipes médiocres – mais c’est le mérite et l’originalité du travail de Stefane France que d’en offrir la démonstration par une singulière, expressive et narrative, attachante et pour tout dire miraculeuse, galerie de portraits. 

 

Singulière, tout d’abord, par l’audace décalée, d’une autre époque, presque «rétro», de l’initiative. Sans doute n’imaginait-il pas lui même où le conduirait le désir premier de donner à voir quelques-uns de ceux qui furent les «Femmes et les Hommes de Canal+au XXe siècle ». 

 

Trois ans, deux volumes, et prèss de cinq cents portraits plus tard, cette entreprise un peu folle apparaît pour ce qu’elle est: une somme photographique monumentale et passionnante en ce qu’elle dit et retrace d’un parcours humain, d’une équipée professionnelle, et de la réalisation d’un projet qui fut commun à tous. 

 

Somme d’autant plus expressive que muette, soumise à la règle quasi religieuse d’une identité de fond comme de cadre, à l’observance d’une absolue équité de traitement, quels que furent le rang, le poste ou la notoriété de chacun des héros. 

 

Fresque narrative d’un passé partagé. Récit sans commentaire autre — mais de quelle intensité, de quelle vitalité! – que le flux des regards, le continuum des poses, la superbe fluidité du noir et blanc. 

 

L’impression qui domine, pour qui penètre ce récit écrit au moyen du seul alphabet des visages, de la grammaire des regards, c’est celle, soudain révélée, d’une parente jusqu’alors méconnue entre tous les participants. Le tout formant tableau d’une généalogie ramifiée. Celui d’une prodigieuse famille, mot qui pour le coup ne serait pas un banal «cliché». 

 

Et c’est en cela que la démarche du photographe, accompagnée de la somme de ses productions réunies ici, se montre irresistiblement attachante. 

 

Ni mausolée pour idoles du petit écran, ni musée des métiers et programmes d’une télévision à péage, tous ces portraits concourent à l’élaboration d’une œuvre unique. Ils s’agencent et se répondent comme les maillons de la chaîne qui fut et reste la leur. 

 

Le grand mérite de cette entreprise, c’est de ne jamais chercher à jouer des ressorts du passeisme, des artifices de la nostalgie d’un petit écran qui ne serait plus ce qu’il a été, moins encore de la mélancolie. Tout au contraire. 

 

Pertinent et majestueux hommage de l’image fixe à la plus creative et vibrionnante des chaînes de television, «Femmes et Hommes de Canal+au XXe siècle » tient du journal intime d’une épopée révolue, mais sans regret aucun. 

 

En rassemblant tous les métiers, tous les talents, toutes les générations, toutes les corporations – au sens positif et presque medieval du terme – ces portraits construisent, exposent et clôturent, une histoire qui demeure sans equivalent dans les medias. 

 

L’ensemble tient du vitrail ou du porche de cathédrale relatant aussi bien la saga des pères fondateurs que la gouaille, la séduction, les talents et le savoir-faire de tous les artisans qui contribuèrent à l’édification de Canal+. 

 

Dirigeants, animateurs et journalistes, électriciens et maquilleuses, secrétaires ou cameramen, tous sont «saisis», captes et immortalisés dans la trame d’une fiction vraie, les plis d’un documentaire iconographique. Tous delivrent un fragment du message collectif le plus simple et le plus épuré qui soit: «Voilà, c’était Canal+», nous disent-ils. En témoins parfois comme étonnés ou amusés d’avoir vécu pareil périple. 

 

Ils expriment, ils remémorent, ils font revivre Canal+; tout en signifiant, par leur présence, que cette page se referme. 

 

Fresque doublement miraculeuse, enfin, car tous conscients, et c’est ce qui genère la précieuse valeur de ce travail, que semblable parcours commun ne se reproduira jamais. 

 

Tout comme ne se représentera sans doute jamais l’opportunite de poser, ensemble, l’un après l’autre, devant l’objectif d’un livre qui les réunirait à nouveau. En face de l’énigmatique appareil d’un artiste qui aura su, d’un même mouvement du cœur et d’un même dispositif technique, à la fois capturer leur image et libérer de la somme de toutes celles-ci une mémoire inédite et génèreuse de Canal+. 

 

Une histoire sans considération d’échelle sociale, de fortune ou de célébrite, mais riche de la trame des regards et des liens tissés par le temps. 

 

Une histoire où se lit également toute l’étendue, pas moins miraculeuse elle aussi, de la confiance accordée par ces Femmes et Hommes de Canal+ à celui qui les surprend dans la mysterieuse magie de son art. A l’auteur paradoxalement absent et omniprésent de tous ces portraits. 

 

Car, sa modestie devrait-elle en souffrir (puis s’en remettre), l’ultime secret de cette somme étonnante porte un nom. Il fallait à ce récit en images un œil et une plume de portraitiste exigeant, un bénedictin de chambre noire ardent, un maître du temps de pose et un alchimiste de la révelation argentique. 

 

Qui n’a pas vu Stéfane France s’affairer minutieusement dans son atelier, qui ne l’a pas entendu expliquer préparatifs et préparations, commenter dispositifs et procédés à l’œuvre pour chaque prise de vue ne peut comprendre ce qu’est l’amour de la photographie. 

 

Pas plus qu’entrevoir l’immensité de la tâche accomplie et offerte dans les pages qui suivent

 

Philippe Kieffer - mars 2017